Nous posons comme principe que la distinction entre droit, religion et moralité est une distinction moderne et donc contingente. Elle est l’héritière d’un processus de positivisation juridique qui a fait du droit un ordre autonome (Dupret, à paraître). Faire l’étude des relations entre droit et religion, aujourd’hui, signifie dès lors de saisir le droit positif comme d’un concept doté de son ontologie historique propre et des traductions pratiques originales.
Le droit n’est pas une réalité empirique mais un concept développé à un certain moment de l’histoire pour exprimer l’idée d’un ordre normatif particulier. Il doit donc être traité sous l’angle de ses actualisations historiques et de ses incarnations pratiques. L’étude conceptuelle et historique du droit doit être complétée par l’analyse de ses incarnations pratiques. Nous concevons notre travail comme une tâche de description d’usages empiriquement attestés du concept, dans des contextes contrastés. Après avoir identifié le moment de sa naissance, certains de ses éléments contextuellement constitutifs et la dynamique de son autonomisation vis-à-vis d’autres répertoires normatifs, tels que la religion et la moralité, il s’agit d’entreprendre l’étude praxéologique des façons dont professionnels et profanes du droit se réfèrent au droit et le pratiquent dans l’accomplissement ordinaire de leur vie et de leurs tâches (voir Tamanaha, 1999). C’est ce que nous appelons « ethnométhodes juridiques » (Dupret et al.), c’est-à-dire les méthodes ordinaires et spécialisées utilisées pour « agir en sorte d’être juridique » (Garfinkel, 1974 : 16) dans la pratique du « droit à proprement parler » (Austin), du droit positif autrement dit.
Ces différents soubassements convergent vers le développement d’une théorie sociohistorique du droit. Sous l’appellation d’« histoire pragmatique », Simona Cerutti (2008) appelle de ses vœux l’adoption d’une démarche historienne qui rende compte de l’attitude pratique des membres de la société à l’égard des différentes institutions, raisons, logiques et normes sociales à la construction desquelles ils contribuent activement. Elle aspire à la recherche de catégories qui ne soient pas anachroniques et soient pertinentes dans la perspective des acteurs et d’un point de vue pratique. A propos du droit, elle insiste sur le fait que les cultures juridiques constituent des ressources localement mobilisées à des fins pratiques particulières. Elle souligne ainsi que les documents juridiques incorporent le plus souvent les raisons mêmes de leur rédaction. Cette histoire pragmatique peut être étendue à des contextes contemporains. En combinant les approches analytique, grammaticale et praxéologique avec la théorie, l’histoire et l’ethnographie du droit, on en arrive ainsi à dépasser la dichotomie opposant le droit des livres au droit en action.