Droit positif, famille et moralité sexuelle

© Baudouin Dupret / Qawami

Ce projet pose une hypothèse forte : contrairement à la thèse dominante que soutiennent Talal Asad (2003) et son école (p.ex. Agrama, 2012), ce n’est pas la sécularisation, entendue comme séparation du politique et du religieux, qui est caractéristique, comment cela est souvent avancé, de la modernité, comprise comme projet idéologique et moment historique (voir p.ex. Schaffer, 2014, Latour, 1991). C’est bien davantage le phénomène de positivisation, lequel touche aussi bien le droit que la religion (Bowen, 2007 et 2018 ; Bowen et al., 2014), et donc les relations entre droit et religion (voir p.ex. K. von Benda-Beckmann et al., 2013). Ce glissement de la sécularisation à la positivisation implique que la religion n’est pas nécessairement exclue du droit, mais que sa nature, son statut et sa place connaissent un déplacement radical, à la mesure des mutations du droit lui-même. Cette thèse originale, qui appelle à un changement de paradigme (Kuhn, 1996), fait sauter les verrous posés par les théories de la sécularisation. Elle permet, à partir et au-delà du cas français, de penser à frais nouveaux la place de la religion et de sa régulation dans nos sociétés, et particulièrement les défis posés par la perpétuation de son influence sur les cadres moraux (Miller, 2005) et la pluralisation des références normatives (Bowen, 2014).

Norberto Bobbio (1972) distingue trois aspects du positivisme juridique : un mode d’approche du droit, une certaine théorie du droit, une certaine idéologie de la justice. Entre ces trois aspects, il n’existe pas, dit-il, de lien logique, mais seulement un lien historique. Michel Troper (1994) nuance cette dernière affirmation en soulignant que l’idée que l’on se fait du droit a une influence sur la conception de la science du droit et, à l’inverse, que la conception de la science du droit a une influence sur la définition de son objet et les propriétés qu’on lui attribue.

La positivisation est le processus par lequel cette conception du droit apparaît, se développe et s’impose. Par positivisation du droit, on entend donc l’élaboration intentionnelle et délibérée de normes systémiquement articulées les unes aux autres, adossées à un pouvoir souverain prenant la figure de l’Etat, constitutives du « devoir-être » social, auto-référencées et constituées en objet de science. Cela correspond au passage d’un discours normatif constatif, c’est-à-dire d’une normativité présentée comme étant « déjà là », qu’il convient donc de découvrir, à un discours normatif performatif, celui d’une normativité conçue comme instrument d’ingénierie sociale, qu’il faut en conséquence construire (voir e.g. Bobbio, 2015, Raz, 2015, Goyard-Fabre, 1975, Weber, 1978, Halpérin, 2014, Kuran, 2011, Bras, 2015 ; contra : Murphy, 2015).

Un des traits majeurs du positivisme juridique et, partant, de la positivisation du droit est l’établissement du droit, de la morale et de la religion en domaines normatifs distincts. Cela a pour principale conséquence, non pas la séparation de la religion et du droit, mais bien l’absorption de la régulation religieuse par le droit. On parlera de positivisation juridique de la religion pour désigner le processus par lequel la conception positiviste du droit s’empare de la religion, de son organisation et de son action normative.

La positivisation juridique de la religion est un phénomène global, en ce sens qu’elle s’est étendue progressivement à l’échelle planétaire (Raj et Sibum, 2015, Pfersmann, 2010, Halpérin, 2014, Rubin, 2016). Elle a en même temps opéré à des rythmes propres et selon des modalités particulières à chaque société, et ses formes de traduction locale sont extrêmement variées (voir e.g. Kuran, 2011, Kayaoglu, 2010, Wood, 2016, Watson, 1974, Lombardi, 2006, Ghazzal, 2015). La positivisation juridique de la religion, qui prend souvent l’apparence d’une juridisation de cette dernière, est un phénomène dont on peut décrire le développement historique et les incarnations pratiques, dans un comparatisme aussi bien diachronique que synchronique (voir p.ex. Miller, 2005, Moustafa, 2018, Sloane-White, 2017). Ses effets sont observables dans tous les domaines du droit et de la religion, dans tous les contextes sociétaux, sous toutes les formes de régime politique.

Le phénomène de positivisation juridique de la religion n’a pas épargné les sociétés musulmanes. Sous l’effet de la colonisation, de la modernisation autoritaire, de la domination, de la condition majoritaire ou minoritaire, de l’émergence d’Etats-nations ou de la simple contagion des idées, les mondes musulmans ont été imprégnés et se sont emparés de cette nouvelle épistémologie pour reformuler et transformer leurs systèmes normatifs, qu’ils soient politiques, juridiques, religieux ou moraux. La positivisation des normes a conduit, dans ces sociétés, non pas à une séparation stricte de la religion et de l’Etat, mais à une redéfinition radicale des termes mêmes de l’équation sociale : droit, religion, Etat, morale, économie, société, gouvernance, politique, technique, science, famille, individu. Cette même positivisation des normes a entraîné une saisie de l’islam par le droit (e.g. Kuran, 2011, Bras, 2015, Moustafa, 2018).