Il est communément admis que les politiques relatives à des pans entiers de l’économie et des services de nombreux pays africains sont aujourd’hui conçues, conduites et gérées à partir d’indicateurs, de tableaux de bords, de normes et de standards administrés à l’extérieur de ces pays et indépendamment de leurs autorités souveraines. Autrement dit, ils sont gouvernés par des indicateurs et des normes qui leur échappent. En Afrique du Nord et de l’Ouest, on en parle sous le vocable de « technocratie ». Ceci pose plusieurs questions complexes : comment ces indicateurs, tableaux, normes et standards sont-ils conçus ; comment sont-ils diffusés ? quels sont les acteurs de leur diffusion et opérationnalisation ? dans quelle mesure ont-ils une efficacité pratique ? à quel point ne sont-ils pas seulement autoréférentiels ?
Deux modèles de gouvernance sont à l’œuvre, qui peuvent se compléter, s’ignorer ou s’opposer. Par le biais de l’expertise judiciaire, le droit peut faire une place aux normes, standards et indicateurs techniques en tant que « règles de l’art », « usages » et « bonnes pratiques ». Il peut aussi s’attacher exercer une fonction de traduction et de médiation entre des secteurs sociétaux dont les normes s’entrechoquent. Souvent, toutefois, ces deux univers normatifs s’ignorent, le droit reléguant les normes techniques à de l’infra-droit, au mieux, l’univers des indicateurs et des standards préférant pour sa part suivre son chemin du fait accompli plutôt que de s’encombrer de questions sur la légitimité de son élaboration. Mais il est aussi de nombreuses situations où les deux modèles de gouvernance s’affrontent, se contredisent ou sapent leurs fondations respectives.
Le modèle de la gouvernance par le droit est largement connu et balisé. Dans sa version positiviste, le système juridique est une organisation adossée à un ordre souverain (généralement l’Etat), constitué de règles primaires (substantielles) et secondaires (d’attribution des compétences) tirant leur validité de ce qu’elles procèdent d’une norme supérieure (remontant jusqu’à la constitution) ou de ce qu’elles ont été adoptées en respectant les procédures prescrites. Dans ce cadre conceptuel, la règle de droit est une norme qui offre une solution stable à une hypothèse déterminée (avantages de prévisibilité et de sécurité juridiques).
Le modèle de la gouvernance par les standards et les indicateurs est également étudié, mais rarement en combinaison avec le droit. Il correspond à l’enrichissement de la panoplie des instruments de pouvoir, au-delà des normes juridiques, par le perfectionnement des techniques de dénombrement et d’enregistrement, le développement des outils mathématiques et statistiques, et la disciplinarisation productive des corps. Avec le « tournant de la qualité » et le « nouveau management », ce modèle de gouvernance, qui consiste dans la fusion des normes techniques et managériales, a pris une ampleur considérable. Dorénavant, la qualité s’évalue et se mesure par rapport à des indicateurs dont le comptage s’affiche sur le tableau de bord du manageur et de l’évaluateur. Dans cet autre cadre conceptuel, indicateurs et standards sont des normes qui offrent des avantages de souplesse et d’adaptabilité.
L’ambition du projet d’IRN est de rendre compte de ce mouvement de positivisation de la normativité comme de ses mécanismes et modes opératoires effectifs. Le projet permettra de montrer comment l’évolution vers une gouvernance par les standards normatifs aboutit à une recomposition des normativités dans le sens d’une accentuation de la place de la métrique, de la standardisation et de la procéduralisation. Le programme permettra aussi de documenter les modalités par lesquelles ces recompositions influencent directement la conception et la pratique du droit positif, soit qu’elles conduisent à le densifier et complexifier, soit qu’elles viennent s’y opposer plus ou moins frontalement. Enfin, le programme montrera comment cette double gouvernance par les règles juridiques et les standards normatifs a entraîné à la fois une dépolitisation des enjeux des politiques publiques et, comme par effet de compensation, une augmentation des controverses et des polémiques sur les méthodes – notamment sur les métriques, les procédures et la déontologie – et une juridicisation de l’évaluation des résultats obtenus.
Six questions liées à la double gouvernance par les normes seront traitées par les groupes de travail mis en place dans ce réseau : représentation, formulation, direction, traduction, effectivité, conflictualité. Le traitement de ces questions, de par l’exploration combinée des normes managériales et juridiques, à partir des sciences juridiques et des sciences sociales, sur le terrain de la gouvernance des sociétés africaines, dans less domaine de la gouvernance sécuritaire, sanitaire et environnementale, et aux niveaux imbriqués des opérateurs internationaux, nationaux et locaux, est totalement original, interdisciplinaire et pionnier. Ces questions sont des hypothèses que l’enquête viendra conforter, infirmer ou moduler.
- Le recours aux normes, standards, modèles, indicateurs et guides de bonnes pratiques apparaît aussi bien dans la représentation que l’on se fait des sociétés que dans les interventions qu’on y mène. Leur premier effet est donc de produire une objectivation, chiffrée principalement, de ces sociétés, qui a tendance à donner l’impression fallacieuse que les actions menées pour résoudre ces « problèmes » en questions purement technocratiques, vidées de leur dimension politique.
- Les normes, standards, modèles, indicateurs et guides de bonnes pratiques sont généralement formulés par des opérateurs internationaux, tels que la Banque Mondiale ou l’Union européenne. Le lieu et les modalités de cette formulation exerce un impact majeur sur la nature des instruments, sur le langage auquel ils ressortissent, sur leur adaptabilité et adéquation.
- Les normes, standards, modèles, indicateurs et guides opèrent généralement à partir des opérateurs et en direction des Etats et sociétés africaines. Cette directionnalité configure les marchés locaux et l’offre de services formulée par les opérateurs étatiques et associatifs.
- Normes, standards, modèles, indicateurs et guides exigent des adaptations locales. C’est cette idée que l’on retrouve derrière le concept de « glocalisation », qui capture le double effet de la circulation de ces objets à l’échelle globale et de leur traduction contingente et circonstancielle au niveau local. Pareille glocalisation ne laisse pas ces objets intacts, pas plus qu’elle ne peut opérer de façon complètement autonome par rapport à ces derniers.
- Normes, standards, modèles, indicateurs et guides ne sont pas que des énoncés que l’on retrouve dans les manuels, les textes de loi, les codes de bonne conduite, les directives ou les modèles à suivre. Ce sont aussi les mises en œuvre de ces énoncés. Il faut distinguer, de ce fait, les normes, règles, modèles et standards dont l’adoption est rhétorique de celles qui font l’objet d’une véritable opérationnalisation.
- Toutes ces normes, standards, modèles, indicateurs et guides, formulés « top-down » mais en même temps glocalisés, entrent nécessairement en concurrence, dans tous les domaines possibles et imaginables, entre autre juridiques. Cette concurrence peut être productive, quand l’émergence de normes, règles et standards extérieurs permettent de surmonter les blocages que peuvent susciter certaines configurations normatives locales. Cette concurrence peut aussi être problématique, quand, par une tendance exponentielle au « forum shopping », elle accentue la fragmentation des sociétés, approfondit leurs inégalités et augmente leur tendance à la conflictualité.